quelques idées, quelques images, beaucoup de mots, un peu de moi...


mardi 30 décembre 2008

le carnet de voyage (12) - avril à septembre 2007

Semaines 15, 16, 17 et même un peu plus – Ladakh, Inde – 2007

Assez longtemps sans donner de news : j'ai des excuses mais quand même. Ca aura permis aux boîtes mail qui ne sont pas encore en capacité de stockage illimitée (quoi ? ça existe encoooore ? nooooooon !) de souffler un peu ! Je me relis en vitesse et m'aperçois que le teaser de la dernière fois était déjà confortablement riche en infos sur la période qui vient de s'écouler. Au factuel, je vais donc ajouter du vécu, de l'émotion, du suspense et tout ce dont je ne soupçonnais tout simplement pas l'occurence avant. Logique. Je vous raconte, en somme...

Vol facile pour Delhi, j'arrive avant le Bernard et passe donc 2 heures d'attente à l'aéroport. Ce sont 2 heures sans histoire qui se passent entre les Mars et les machines à café (mais on est pas avec les casseurs - comme le scande le chanteur de Java à propos du bataillon de lycéennes manifestantes, hystériques et pucelles de surcroit, si on l'en croit). Passons. Mon Bernard arrive, on s'étreint avec tendresse mais virilité et on file à l'hôtel le plus proche pour une nuit réparatrice de 2h20 environ, heure tardive et vol domestique pour Leh le lendemain matin obligent ! Pan, dans tes dents la nuit courte et la queue matutinale à l'autre aéroport de Delhi. On vole sans histoire mais avec belle vue, croissants et plein de café au lait et on atterrit à Leh. Charmante capitale du Ladakh : son aéroport envahi de militaires en treillis fusil d'assaut, sa poussière, son air tellement sec que j'ai vu des chandelles de morve disparaître en poussière entre le nez de leur propriétaire et le sol, ses camions Tata rouillés dont le vieux moteur diesel peine à trouver alentour l'oxygène dont il a besoin et qui - de facto - te balancent une fumée dont la couleur évoque tout à la fois le feu de pneus, le fond de poële a paella qui aurait brûlé, le bois mouillé qui brûle dans une grotte humide, le cancer etc... mais Leh c'est surtout, à 3500m d'altitude, l'homologue de Grenoble en plus exotique, une bourgade coincée au bord de l'Indus, une oasis de vie et de vert dans un écrin abrupt, minéral, tellurique (David te souviens-tu de ce qu'on s'était foutus de la prof de latin en terminale quand elle avait commencé son commentaire d'un extrait de l'Enéide, prenant sa respiration et très fière de ce qu’elle pensait être un gros effet, par "c'est dans un décor abrupt, minéral, tellurique, que Virgile a choisi de gna gna gna..." bien sûr, on riait déjà tellement que je ne me souviens pas de la suite. Mais bon, Mme Berger, si tu nous entends, saches qu'on est toujours aussi cons qu'à l'époque et qu’on t’aimait bien quand même...). Leh, donc, dans son décor abrupt minéral et tellurique (la redondance est belle belle, comm' un' rim' à Francis Cabrelle), c'est hachement beau ! On file à l'hôtel, on se douche et fait une sieste rapide, on déjeune et part se balader. Puis on rencontre notre contact, qui nous confirme les détails (enfin je dis confirmer pour ne pas entrer dans le détail de tout ce qui a changé, de tout ce qu'il ne nous dit pas, éludant les questions et sybillinant les réponses etc...). Lendemain, visite touristique de Leh, son stupa sacré, son chateau sur la colline, son monastère du XVI° siècle, ses boutiques pour touristes et son marché pittoresque. Bien. Très bien. Mais on est venus pour en chier, et on veut attaquer ! Le lendemain (encore!) on file donc, sacs au dos, pour le petit village de Lamayuru, où commence le trek. Pour éviter que ce mail ne dure trop longtemps - en même temps, c'est le dernier et c'est pas obligé de tout lire, alors hein, si je veux m'étaler, je m'étale. Okay ? Non mais... c'est qui le chef ici, bon sang - je retranscris ici les notes que j'ai prises au jour le jour, plus façon détails techniques que compte-rendu rédigé. On y va :

- jour 1 : 9-10km Lamayuru (3500) - Wanla (3500). Le 4x4 nous a laissés, l'accompagnateur-aide cuistot et nous, devant le monastère de Lamayuru, vers midi. Paysage lunaire d'argile blanche et de limons calcaires tout autour du village, c'est grandiose et déjà écrasant. 3 petites heures de marche le long d’un vallon encaissé jusqu'à une petite passe (3750) et on redescend de l'autre côté. A Wanla nous attendent le cuistot népalais, sa cuisine ambulante, notre tente et les mules de bât. Première soirée très agréable, on bouffe bien (trop) et va se coucher vers 20h.

- jour 2 : 15km Wanla - Hinju (4200). Lever matinal, petit déj’ copieux (trop) et remontée de la vallée de la Wanla. Oasis minuscules de saules, d'abricotiers et de terrasses d'orge au milieu d'un désert de sable et de pierres. Soleil infernal, on s'arrête au milieu d'une prairie facon alpage-de-chez-nous-mais-en-plus-haut ; les sommets et arêtes qui se découpent au-dessus de nous se couvrent déjà de neige.

jour 3 : 16km Hinju - KungskiLa (4950) - Sumdo (3800). La vallée qui remonte d'Hinju vers la première passe sérieuse (Kungski La) est interminable ! Chaque coude, chaque retrécissement, chaque arête qui plonge devant nous cache un nouveau tronçon. On avance bien et attaque finalement la montée, moins terrible que prévu... Le vent du col nous tombe dessus en même temps que la vue : une ligne de crêtes effilée comme une lame, quelques beaux sommets et déjà, tout au fond, le Stok Kangri qui nous toise. On redescend de l'autre côté : vallée verte, yaks qui paissent et village improbable fiché tout au bord de la rivière.

Pour ceux à qui la montagne ne parle pas plus que ça, le principe, c'est toujours de remonter une vallée, au fond de la quelle coule la rivière qui l'a creusée, jusqu'a un fond de vallée plus ou moins arrondi, où il n'y a plus rien à faire que de se coltiner la montée en zigzag (ou en ligne droite, si je randonne avec David et Nico) jusqu'au point le plus bas des crêtes environnantes. Chez nous, on appelle ça un col, ici, pour l'effet psychologique certain, on appelle ça une "passe". Ca fait plus difficile ! Une fois passée la passe, il faut redescendre le même type de terrain mais de l'autre côté. Redescendre toute la nouvelle valée jusqu'à l'endroit où elle se connecte à une autre vallée que l'on remonte ou jusqu’à une autre passe que l'on franchit. Je me souviens qu'étant petit, on avait conduit, avec mes parents et Marianne, un copain à moi à la montagne, en randonnée, un dimanche. Après être montés quelques heures, jusqu'à un lac ou un petit sommet, on avait mangé nos sandwiches et on était redescendus. Sa conclusion à la fin de la journée "C'est complètement con de monter tout ça pour rien, puisqu'on redescend juste après" m'avait marqué à l’époque... on s'est perdus de vue depuis, hé hé. Ceci pour dire qu'on va passer les 10 prochains jours à monter pour redescendre et s'acclimater à l'altitude ! Vous pouvez sauter, mais les choses changent significativement vers le j12...

- jour 4 : 12-13km Sumdo - DungdungchenLa (4750) - Chilling. Grosse journée, énoooorme. On apprendra plus tard que le guide s'est trompé et a bouffé 2 journées en 1. On franchit une petite passe en guise de petit déj', et on s'attaque assez vite à la grosse. Plus basse mais plus difficile que celle d'hier. De là-haut, on voit notre itinéraire de la veille depuis la passe précédente et les gros massifs de la région : massif des Stok, massif du Zanskar, la vallée de la Zanskar tout au fond et on devine la vallée de la Markha qu'on remontera dans les prochains jours. La descente est d'une beauté et d'une longueur à couper le souffle : il fait super chaud, les mules ont du mal, le paysage est immense et les flancs qui nous dominent sont tout de schistes rouges, verts, violets, rose et turquoise. Nos chaussures changent de couleur au gré des couches de sable schisteux qu'on traverse et on spécule un peu au pif sur les oxydes ferreux, ferriques, cupriques ou manganeux (?) qui nous entourent. Chilling est un terminus de route assez miteux, sale et encaissé, avec un troquet sordide et 3 maisons. On est morts et on se couche vite. Le lendemain, erreur de programme : le ravitaillement et la relève de mules n'est pas là, on découvre qu'on a un jour d'avance et on s'occupe comme on peut. Pour le coup c'est comme dans Sonatine : on réinvente les jeux de l'enfance (sifflets en noyaux d'abricot, awalé et dames dans la terre avec des noyaux d'abricots, flèche polynésienne en branche de saule...) et on finit, désoeuvrés, par fabriquer un bel arc, deux flèches et par se faire un tournoi. Les muletiers de plusieurs groupes de randonneurs se joignent à nous, hilares, tous initiés au tir à l'arc zen. Chacun sa technique, chacun sa position et son petit rituel de gestes pour armer la flèche, bander l'arc, ajuster contre la joue, sous l'oeil, tirer un peu la langue en se concentrant, bloquer la respiration et lâcher tout. Etonnamment, l'arc est puissant et précis "à sa facon". On se marre bien, buvant du thé et fumant des beedies. Fin de journée, en allant se laver à la rivière, Bernard, en tongs, s'ouvre le gros orteil sur un tesson. C'est pas trop laid mais ça saigne. On lave, on désinfecte, on met des stéristrips. Mais avec les heures de marche quotidienne, la chaleur et l'humidité, ça risque de ne jamais sécher et de s'infecter... La mort dans l'âme, il décide de redescendre à Leh pour 4 jours, laisser cicatriser et nous rejoindre au village suivant. Soirée maussade, nuit courte.

- jour 6 : 7km Chilling - Skiu (3600). Nuit courte, réveil maussade. On lève le camp et on laisse Bernard avec la jeep du ravitaillement. On doit traverser la Zanskar, un affluent boueux et impétueux de l'Indus, sur un troley suspendu à un cable d'acier. Il faudra attendre 2 heures que les ânes, colis, touristes et autres sacs de bouffe qui s'agglutinent devant nous soient passés, et de l'autre côté, une heure de plus avant que le nouveau muletier - énervé par un autre malentendu sur les étapes et les dates - accepte de charger notre matériel et de se mettre en route. Bernard est blessé, mortifié et parti, l'équipe fait la gueule à cause de tous ces petits trucs accumulés et le guide, désolé de sa bourde et convaincu que tout est de sa faute, que son karma est noirci à jamais, ne me regarde ni ne me parle... Charmant... Des coups de tonnerre tout proches donnent le signal du départ : les nuages lourds qui couraient au-dessus de nous crèvent en choeur. La pluie épaisse et fraîche qui cloue au sol la poussière sous nos pas me ruisselle en cascade sur les cheveux, sur le visage, sur les habits et le long des bras ; elle lave tout des dernières 24 heures, elle me laisse après quelques minutes neuf et apaisé. Je me retrouve dans et avec la montagne, de la seule façon que je connaisse finalement pour m'y sentir vraiment, pour participer de sa beauté et de sa magie. Seul : rentrer à l'interieur de soi, loin très loin. Pas à pas, centré sur le souffle et le rythme. Ce souffle qui est tout ; ce rythme qui l’anime. Pour moi, il est ternaire dès que l'effort se fait sérieux : ce Un-Deux-Trois de ma respiration et de mon pas accouplés, scandé par le bâton qui marque le Un. Plus rien n'existe que la pluie et la montagne sous la pluie. Tout va bien. Nuit à Skiu le long d'une Markha qui roule des flots grossis par la pluie, tout argentés des boues qu'elle charrie. Je dîne et discute avec une famille de catalans (père, mère, ami et fille) adorables, pyrénéistes et grimpeurs qui redescendent, puis je me couche.

- jour 7 : 22km! Skui - Markha (3800). Très longue journée à longer la Markha. Rivière magnifique mais paysages monotones et dénivelé absent. Pour un Ariégeois barbu, ça fait un peu plat. Je n'irai pas jusqu'à dire que je m'ennuie mais bon... Les sables et la glaise d'un gris argenté qui bordent la rivière et qui lui donnent sa couleur sont magnifiques et luisent au soleil sur des kilomètres. On avance vite, très vit et double des caravanes de touristes : la Markha est LA vallée pour les Européens qui trekkent. Le profil type ? Italiens, Catalans et plein plein plein de quinqua-sexa Français, habillés en Millet et en Quechua, sans doute des profs qui doivent s'être équipés à la Camif et rouler en Xantia ou encore en Renault19... Tous très aimables, d'ailleurs. Pyrénées ou Alpes, c'est du 50-50.

- jour 8 : 12km Markha - Nimaling (4700). Ayant rencontré et sympatisé avec un couple de Suisses qui randonnent en autonomie (gros sacs, bouffe, réchaud, tente...) et avancent bien, je convainc mon équipage de faire sauter une étape, d'aller direct à Nimaling dans la journée et d'y passer la journée du lendemain : ils se reposeront et j'irai me balader avec les Suisses. La montée à Nimaling est magnifique, on déjeune à un petit lac et arrive au camp dans l'après-midi. Fond de vallée large et alangui le long d'un torrent, on y est cernés par des crêtes neigeuses et dominés par le Kang Yatse, un 6400 imposant dont le glacier suspendu se boursouffle et se ride de séracs montrueux. J'ai peur d'en bas et je saute sur place quand les Suisses me proposent d'y monter le lendemain ! Je me couche super excité et ne ferme pas l'oeil de la nuit. Vers 4h du mat', je vais les réveiller pour boire un thé et filer. Il a gelé, ils ont la crève et mal au bide, ils ne veulent pas se lever. Tant pis, je pars tout seul et monte calmement vers le camp de base. Assis sur un rocher face au glacier, je regarde le soleil se lever sur le sommet, la lumière descendre sur les reliefs de glace et le rose devenir orange puis jaune puis blanc. Je repars finalement, passe le camp de base où personne ne bouge, et commence à monter. C'est super raide, super pierreux et super suffocant. Je vise une petite arête nord qui finit sur une pente neigeuse et permettrait de recuperer assez facilement, avec les crampons, la longue et douce arête ouest, toute de terre et de caillou, qui s'arrondit jusqu'à l'antécime, à 6200m. La vraie cime se gagne par une taillante aérienne réputée difficile ou en serpentant entre les séracs, deux options techniques que je n'envisage pas tout seul ! De toutes façons, au pied de l'arête nord je suis essoufflé, l'altitude (5400) me bloque et me colle un drôle de mal de tête avec une envie de dormir irrésistible. Je grignotte sur un caillou, le dos qui chauffe au soleil, je rêve à cette arête sommitale que je n'atteindrai même pas et redescends calmement. Journée tranquille après une grosse sieste à Nimaling, puis nuit réparatrice.

- jour 10 : 14km Nimaling - KongmaruLa (5150) - Chiangsumdo (3500). La nuit réparatrice s’est révélée difficile sur le matin, avec un réveil en-dessous de 0°C : ma bouteille d'eau sous la tente et les berges du torrent sont gelées. Comme tous les matins depuis 10 jours, je me réveille le nez et la gorge plein de mucus marbré de sang. Assez désagréable mais je sais que ce n'est pas la tuberculose, seulement un effet de l'altitude. On s'y habitue... Montée éclair à la grosse passe au-dessus de nous. De là, la vue sur le massif des Stok, sur les Zanskar et sur la masse impressionnante, à la frontière chinoise, des 7600m de glace du Sasser Kangri, est magnifique. La descente en vallée est vertigineuse et l'excitation va croissant puisque Bernard est sensé nous attendre avec le ravitaillement à l'étape de ce soir. On vient de passer 10 jours sans un téléphone, sans contact avec le monde extérieur, et la perspective qu'il ait eu, à Leh, quelques nouvelles de Toulouse, d'Amélie, peut-être de la famille et de Barcelone, me rend tout fou. Il n'est pas à Chiang quand on arrive mais me tombe dessus, par surprise, pendant ma douche au ruisseau : à poil, le cul dans l'eau glacée, je suis couvert de savon et essaie de me rincer sans mourir de froid. "Tout nu dans ma serviette, qui me servait de pagne, j'avais le rouge aux joues, le savon à la main...". On fume des beedies, on joue à la pétanque avec des cailloux carrés, on se raconte nos journées, on bouffe comme des rois. Tout baigne.

- jour 11 : peu Chiangsumdo - Camp (4000). Marche courte et rapide sous un soleil écrasant. On arrive au petit hameau d'estive, et une bergère nous fait goûter du fromage de yak. On refuse le frais, pas envie de mourir de brucellose ici, mais on teste celui qui a séché quelques mois au soleil. C'est sec, très sec, croustillant façon tu-vas-y-laisser-les-dents et il faut renoncer à mâcher. Réhydrater à la salive et laisser fondre dans la bouche jusqu'à ce qu'un goût de sel et de cul de vache te remplisse la bouche, puis déglutir. Intéressant. La varietite me reprend et je passe la journée, essoufflé, à marcher en essayant de chanter tout le répertoire : de Dalida à Renaud, de Fugain à Brel et Cabrel, de Piaf à Lavilliers et Brassens... mes poumons souffrent autant que les oreilles de Bernard et du guide, qui encaissent, stoïques.

- jour 12 : 15km Camp - MathoPhu (4500). Une nouvelle journée costaude. Marche longue et tonique (ceux qui m'ont subi en montagne savent ce que "tonique" peut vouloir dire), avec du dénivelé pour franchir 2 belles passes, descendre 2 vallées encaissées, traverser un canyon d'eau cristalline et remonter jusqu'à une jasse poussiéreuse où on se pose pour la nuit. Douche salvatrice, vivifiante (comprendre glacée) dans un torrent à l'eau rose de sable de schiste, et nuit paisible.

- jour 13 : MathoPhu - Base Camp I (5100). On franchit encore 2 méchantes passes à plus de 5000, les poumons en feu mais les jambes opérationnelles. Je sens que j'ai pris de la caisse pendant les 12 jours et que je n'ai - étonnamment - pas mal aux jambes. Les genoux qui trinquent dans les descentes, bien sûr... L'ambiance au camp de base est surpeuplée mais agréable. Un peu crado, avec toujours du PQ qui vole et des dechets de tous les côtés, mais bon, toutes proportions gardées, c'est pas si terrible. On monte au petit col qui nous barre la vue pour assister au coucher de soleil sur le Kangri, majestueux, et on attend le souper avec du travail manuel : petit moulin Herta sur le torrent et petit jeu de dames (8x8) sur une ardoise carrée... on se couche tot.

- jour 14 : SOMMET (6150) ! Mal et peu dormi. Mal au crâne, trop chaud. Levés à 2 heures du mat’, on avale notre porridge et notre thé avant de décoller. 2 heures et demie, on quitte le camp sous les étoiles, à la lampe frontale. Pas un nuage et temps étonnament doux. On passe le petit col et on s'enroule sur un flanc de colline jusqu'au camp de base avancé qu'on dépasse. De là, le pied du glacier est tout proche. Le champ de la frontale et les jambes de Bernard devant moi font comme des oeillères : je ne vois rien ou presque et avance concentré sur mon souffle et sur les cailloux du sentier. Le temps et les kilomètres passent tout seuls et j'aime bien ces heures dont on n'a pas conscience du tout, à marcher avec la nuit. On traverse les 3 petites crevasses sur le fond du glacier et on remonte raide dans un pierrier un peu désagréable. L'envie de dormir ressentie au Kang Yatse me reprend, on doit être a 5400-5500 environ, ça colle... une grosse coulée de neige nous barre la montée. On chausse les crampons et on avise une cordée d'italiens, tous piolets dehors, qui l'attaque tout droit vers la cime. Raidissime ! On traverse calmement et on reprend le cheminement en diagonale, qui nous mène vers une longue et belle arête au sud-est. Plié en deux et le souffle court, je pense à ces gens qui racontent et écrivent leurs grosses ascensions, qui parlent de tutoyer les sommets, de tutoyer les dieux etc... Plus j'avance et moins je les comprends. Plus j'avance et moins je me sens à même de tutoyer quoi que ce soit, surtout pas la masse effrayante de pierre et de glace qui m'enveloppe. Plus j'avance et plus mon front et mes épaules se rapprochent du sol, plus l'humilité et le respect que je ressens s'imposent physiquement à moi... On rejoint l'arête avec les premiers rayons du soleil qui allument de rose tous les plans de montagne entre l'Est et nous : là-bas c'est le Népal, la Chine, le Tibet.
Les derniers 150 mètres de dénivelé, le long de l'arête, sont terribles. D'abord parce que chaque pas me coûte plus que le précédent. Puis parce que chaque pas finit par me coûter plus que tout le chemin déjà parcouru. La tête me tourne et bourdonne, je ne peux pas respirer, l'arête est très aérienne et j'ai beau aimer le gaz, ça commence à faire beaucoup. Il faut que je me convainque à chaque mètre pour ne pas m'asseoir et rester là, exercer toute ma volonté et ma persuasion pour avancer un pied. L'altitude me rend à la fois somnolent et euphorique. Dans la même minute, je suis pris d'une envie de rire, je m'étouffe, je lève un peu les yeux sur le spectacle autour, sur le sommet tout proche et pourtant terriblement loin encore, et les larmes me montent aux yeux. Mélange de souffrance vraie, d'émerveillement et d'émotion devant la vue, de conscience un peu cotonneuse de ce que je suis en train de vivre : 6000m dans l'himalaya. Depuis combien d'années je rêve d'un truc comme ça ? Et puis finalement, ça y est, on est au sommet. Perchés à presque 6150m sur un gros tas de neige soufflée, au milieu des drapeaux à prières multicolores, dans la lumière du matin. Il est 6h30 exactement, les Italiens sont quelques mètres en-dessous, encore, et on est 3 sur le ciel. Bernard, Tonyeut le guide et moi. On s'étreint et fait 3 photos, puis je me pose dans la neige, embrasse du regard les 360 degrés de ciel, de vide et de sommets sous nos pieds.


Je me met à pleurer, par spasmes, en riant et en reniflant : ça va durer une heure et demie, impossible à contrôler. J'essaie de mettre des mots, de fixer ce que je ressens à ce moment-là pour pouvoir le rappeler, le convoquer plus tard et retrouver cette emotion, je me concentre. Loin, très loin à l'Ouest, au-dessus du Pakistan, le massif de la Karakoram et la pyramide invraisemblable du K2, son glacier difforme, suspendu à plus de 8000m, nous regardent et ont l'air de nous dire... non, soyons raisonnables, ils ne nous disent rien du tout, ils ne nous ont même pas vus ! C'est une atmosphère unique. Les Italiens nous embrassent, on échange quelques mots, on grignotte. Chaque fois que je relève la tête de mes barres au céréales, je reprends en pleine face le spectacle et la magie de l'endroit, je retrouve l'ici et le maintenant, les efforts de la montée. Les larmes reviennent, à flot, et Bernard se marre.
8h, on finit par redescendre. C'est long, c'est impressionnant et c'est le revers désagréable du sommet. Mal aux genous, peur pour les chevilles, trop chaud, peur de glisser, les éboulis... on va vite et on est au camp à 10 heures, pour un thé, pour une douche au ruisseau et pour une sieste. Fin de journée lente et calme. Nuit agitée.

- épilogue : je comprends dès le réveil qu'après les 4 mois de voyage, le sommet représentait un but, une sorte de climax. Que la fin est derrière moi, que c'est terminé. Maintenant, tout est une question de redescente, de retour, de refaire les sacs, de rentrer. Ca va durer encore une semaine mais le seuil est franchi... Et de fait, l'énergie redescend très vite. Je marche paresseusement, j'attends les haltes, je me traîne. Je dors beaucoup et ai sommeil tout le temps. Une dernière nuit en tente puis le retour à Leh. La civilisation. Le lendemain on vole pour Delhi. Je vis tout ça dans une brume. 2 jours à Delhi que je sens passer lentement entre l'hôtel et la visite-découverte de la ville. Tout me semble moche et sale et puant. Pas envie de parler, pas envie de regarder, même. Bernard est dans le même genre d'état que moi. Il aspire à retrouver femme et enfant. Les heures qui me séparent de l'aéroport, de Londres, puis de Paris, puis de Barcelone me semblent interminables. L'attente dans l'aéroport n'en finit pas. Les vols sont longs, retardés. Les tarmacs sont encombrés et tout s'étale en longueur. Je suis épuisé et mou...
Lundi matin : je suis à Paris et dans quelques heures, c'est le vol pour Barcelone. L'aventure asiatique est finie. Ce qu'il en reste et ce qu'il en restera ? C'est assez gros et on en parlera plus tard. Encore un peu tôt et pas envie de tomber à pieds joints dans le cliché du mysticisme oriental… Envie de repartir en tout cas ! Avis à ceux qui seront sur le trajet : je passe cette semaine à Barcelone et le premier weekend de septembre, c'est Les Enfants de la Dalle à la dent d'Orlu avec Bernard, s'il y a des volontaires pour une autre cordée... La semaine du 3 sera toulousaine et le weekend du 8, c'est Marathon du Médoc ; avec l'EPO que j'ai produit là-haut, ça devrait aller ! Ensuite retour et installation à Barcelone. Vous êtes donc tous les bienvenus à venir faire un p'tit coucou là-bas. Pas tous à la fois, quand même !

Je pense à vous tous et vous remercie de votre patience devant ces mails interminables, de vos réponses et commentaires qui nous tenus plus proches pendant ces 4 mois et quelques. Plein de belles choses à chacun et à bientôt...

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