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mercredi 11 février 2009

des bovins, du destin et du cours de l’Histoire


Il a froid. Il frissonne sous le manteau leger qu’on lui a jeté dessus en attendant l’ambulance. Tellement froid que tout s’engourdit, tout s’efface et se dissout. Comme si son corps, perdu entre l’asphalte et la couverture de fortune, disparaissait peu à peu. Tout s’engourdit, tout s’efface et se dissout. Il n’a plus mal. La brûlure dans son ventre s’est éteinte dans un long frisson. Le soleil du petit matin baigne maintenant toute la rue mais ne le réchauffe pas. Ni le souffle de Leire penchée sur lui, ni ses larmes qui viennent s’écraser sur son nez, sur sa joue, sur ses lèvres. Il s’en va sans bien comprendre, sans s’en rendre compte. Et sans savoir qu’une boucle est bouclée, qu’un long scénario vient de trouver son dénouement après des années et tant de kilomètres. A 6h57, il meurt dans la rue sans le pourquoi ni le comment.

Pablo n’a jamais connu son grand-père Beppe, éleveur dans le nord de la Pampa. Tel le chaînon manquant de l’évolution des espèces si cher à Darwin -qui devait combler la lacune entre singe et homme-, le maillon qui les unissait a choisi de couper dans son mutisme l’histoire familiale. Fransisco était le dernier fils de Beppe et le père de Pablo, jeune Français à la généalogie boiteuse. Dire que celui-ci a tout ignoré de son gaucho d’aïeul serait inexact : il n’a tout simplement jamais entendu parler de sa famille paternelle. Peut-être ne s’est-il posé aucune question ? Peut-être l’interdit silencieux et l’amour des grands-parents maternels ont-ils endormi le picotement du membre amputé ?
Ce qui est certain, c’est qu’il n’a jamais appris comment Beppe est mort. Le vingt-six avril 1937, quelques heures à peine avant le bombardement de Guernica à l’autre bout du monde, alors qu’il descend à travers champs vers l’église du village, il est piétiné à mort par l’un de ses taureaux.

Mais le moment n’est pas venu de raconter la mort de Beppe. Pour l’instant, il nous faut nous intéresser à sa vie. Revenir encore un peu plus loin dans le temps et l’espace : au lendemain de la Grande Guerre, dans une banlieue industrielle de Naples. Printemps 1919, l’Italie est exsangue, son économie paralysée par l’endettement et l’inflation. La population meurtrie ne sait plus à quel saint se vouer. Beppe n’a que douze ans mais grandit vite. Trop. Fils unique d’un couple qui a fui la famine des campagnes, il voit au quotidien la lutte de ses parents et de la classe ouvrière toute entière. De grèves en émeutes et en occupations d’usines, il assiste, les yeux grands ouverts, à l’échec de la révolution populaire et à l’émergence du fascisme. Les squadri sèment déjà la terreur un peu partout quand Mussolini organise à Naples son congrès fasciste et dessine l’arrivée au pouvoir. Les parents de Beppe choisissent alors l’exil.
C’est un adolescent décharné et silencieux, have et hagard, qui débarque à Buenos Aires en 1922. Revenus à la terre qu’ils avaient quitté à contrecoeur, ses parents l’élèvent dans l’austérité et le travail. Il devient en peu de temps un jeune homme fort et sociable, connu dans le voisinage pour son énergie et sa bonne volonté. Vacher ambitieux à dix-neuf ans, il fonde une famille à vingt et s’installe bientôt un peu plus loin vers le sud, au milieu de nulle part. En à peine dix ans, il bâtit de ses mains un beau domaine et une fortune respectable. Il pense un instant baptiser le hameau Macondo, mais se ravise et laisse ce soin à d’autres. Figure locale régnant sur le petit village né autour de sa propriété, il croit autant en sa bonne étoile qu’en la manne bovine, et rien ne doit le détromper jusqu’au tout dernier moment. Ainsi la veille encore de sa mort, pour l’anniversaire de sa femme Paula, alittée par son septième accouchement en neuf ans, il écrit dans son journal intime : « En ce jour où ma femme m’a donné un quatrième garçon, né comme elle sous le signe du taureau, que soient bénies les bêtes à cornes car, depuis la naissance de l’enfant Jésus, leur souffle nous réchauffe et leur chair nous nourrit ». Le nouveau-né est fragile et on préfère le baptiser sans tarder. Le lendemain matin, rasé de frais et en costume du dimanche, Beppe décide donc d’enjamber une clôture pour n’être pas en retard au baptême de ce dernier fils, Francisco, dans l’église voisine. Le sort en décide autrement quand un taureau allégorique l’aperçoit au loin. C’est un mythe fait chair, fait pattes et fait cornes, le plus beau qu’on ait vu de mémoire d’homme à des lieues à la ronde, sans doute un dieu descendu sur Terre pour exécuter la sentence, qui le charge sans somation et le piétine à mort comme le carillon du clocher sonne au-dessus d’eux un ave maria printanier. Le vingt-six avril 1937, Fransisco pleure son premier contact avec l’eau bénite et ne sait pas qu’il pleure un père qu’il ne connaîtra jamais. Aux obsèques de Beppe, le cierge de baptême de Fransisco brûle toujours devant la statue en plâtre polychrome de saint François d’Assise, ami et protecteur des animaux. Ni la jeune veuve accaparée par sept enfants et cent cinquante bêtes paissant sur quatre-vingt hectares, ni les villageois impressionnés par ce qu’ils pensent à juste titre être un présage, n’osent l’éteindre. Même le curé, peu habitué à une telle fréquentation de sa paroisse, ne se risque pas à le retirer. Il se consumera toujours pour la messe de neuvaine et Fransisco pleurera durant toute la célébration.

Dans la Pampa, on naît gaucho et gaucho on meurt. Les six cadets orphelins de Fransisco, trois frères et trois sœurs, sont donc restés sur la propriété familiale au côté de leur veuve de mère, désormais toute entière vouée au travail. Ils y ont vécu jusqu’à la fin, vachers par tradition et au nom d’un devoir de mémoire dont ils ont fini par oublier tout à la fois l’objet et la raison. Ce qu’ils sont devenus : eux, l’exploitation et leur sans doute nombreuse descendance, l’histoire ne le dit pas, qui se perd dans les remous d’un siècle bien trop long. Seul Francisco, enfant rebelle, refuse le joug du souvenir paternel et les chaînes de l’élevage extensif, peut-être précisément parce que son destin est déjà trop lié à l’un et à l’autre. Celui qui quatorze ans plus tard mettra au monde un unique fils, Pablo, s’enfuit pour ne plus revenir la nuit de ses dix-sept ans. Il décide que l’histoire de sa lignée jamais plus ne croisera celle d’un bovin et rien, pas même les larmes de sa mère, ne le fera fléchir. Le vingt-cinq avril 1954, seul et à pied, Fransisco s’enfonce dans la nuit sans se retourner, laissant le passé se perdre derrière lui. Ainsi, pendant des mois, son itinéraire est incertain et les versions ne coïncident que rarement, qui font de lui tantôt un vagabond au grand cœur, tantôt un bandit de grand chemin. On raconte qu’il est parti vers le nord et n’a pas tant vécu de son travail que de la crédulité de ceux qui ont croisé sa route. Le nord est une lanterne dans une nuit d’été, qui l’éblouit et l’attire, et il trace vers lui une ligne brisée. Il ne s’arrête que rarement dans les villages, quand il a trop besoin d’argent ou de compagnie. Il se tient à distance des étables et des éleveurs. Quand il doit travailler, il accepte tout et n’importe quoi sauf de s’approcher d’un ruminant. Des compagnons rencontrés sur la route, il apprend les idées et les rêves qui ont passé devant les yeux de Beppe trente ans auparavant, à Naples, dans les cours d’usines.
Ce que l’on sait en revanche de source sûre, c’est que deux ans plus tard, le vingt-cinq novembre 1956, il réapparaît sur la côte est du Mexique. De là, par une nuit sans lune sur une mer étale, il s’embarque pour Cuba avec quatre-vingt-un camarades. On dit qu’en 1958, il passe noël avec le Che dans la Sierra Maestre. Qu’il se remémore alors mate en main cette nuit où un boeuf réchauffait de son haleine un nouveau-né tremblant. Si l’on en croit une vieille photo jaunie au fond de quelque album poussiéreux, il semble que le premier janvier 1959, il entre dans Santiago au côté de Fidel. On perd à nouveau sa trace pendant quelques années : on le suppose resté à Cuba, on dit l’avoir croisé en Bolivie ou même rencontré à Moscou.
A seulement vingt-neuf ans, c’est un Fransisco charismatique et sauvage qui refait surface à Paris à la fin de l’année 1966. Utopiste déçu et sans illusions, il reste un homme d’action pragmatique, à la poursuite d’un idéal qu’il semble ne jamais devoir rattraper. Au fil des mois, dans les bistrots enfumés du Quartier Latin, il côtoie intellectuels bohêmes, poètes maudits et étudiants révoltés. Son itinéraire lui vaut le respect de tous et ses lumières, l’attention de chacun. Théoriciens et phraseurs envient la voix sévère et posée du militaire, l’expression ferme façonnée par dix ans d’errance et de lutte pour ses idées. Lui cherche seulement les réponses qu’élevage et guérilla n’ont su lui apporter. A défaut de les trouver, il rencontre Mathilde. A travers les rideaux de fumée et la cohue, il trouve deux grands yeux d’un bleu délavé, ourlés de noir, et ne les quitte plus. La jeune et belle étudiante de la Sorbonne, éprise de peinture et de liberté, l’aime en un instant, sans condition et sans réserve. Elle le suivra partout, toujours. On raconte qu’une nuit du mois de mai de l’année suivante, pris entre deux feux et se croyant perdus, ils s’aiment sous une porte cochère de la rue des Saints-Pères, au coin d’une barricade. Comme Mathilde jouit, les yeux fermés, les poings serrés, elle crie « mort aux vaches ! » et l’enlace un peu plus fort encore. Francisco se rappelle son vœu d’alors, riant aux éclats, perdu, ivre, suspendu au grondement irréel et furieux qui vient de la rue.
Leur fils unique Pablo est conçu cette nuit-là, et seul son prénom évoque encore, comme une réminiscence fortuite ou un hommage inconscient au peintre aficionado, le lien millénaire qui unit hommes et toros. On sait peu de choses à son sujet : principalement qu’il grandit à Paris, rive gauche, entouré de livres et baigné de langues étrangères ; qu’il est aimé par ses parents et choyé par sa famille maternelle, en digne héritier d’une longue lignée de la bourgeoisie versaillaise dont les racines remontent aux lendemains de la Révolution française. Lui aime le jazz des Miles, Canonball et Coltrane, mais aussi Sergent Pepper’s, David Bowie ou le Dark side of the moon. Cinéphile élevé au creux de la nouvelle vague, on parle de lui comme d’un jeune homme intelligent, curieux de tout et enthousiaste. En dépit des voix qui lui parlent de Droit et de Médecine, il choisit les lettres modernes et l’anglais. Il défend avec les honneurs un doctorat es littérature américaine contemporaine intitulé « La figure animale et le visage de la Mort dans l’œuvre d’Ernest Hemingway ». Le rendez-vous avec son destin arrive l’été suivant. Pour fêter le récent succès et la publication honoris causa de son mémoire de thèse, sa copine espagnole l’emmène en Navarre sur les traces du Soleil se lève aussi. A la rencontre de la famille et des traditions de Leire, liane brune aux longs cils, ils descendent à Pampelune pour la feria de San Fermin.

C’est là qu’au petit jour, au coin d’une ruelle du vieux centre, passablement éméché par une nuit d’alcool et d’excès, il meurt dans la cohue et l’hébétude générale, piétiné et la rate perforée par un coup de corne perdu.

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