quelques idées, quelques images, beaucoup de mots, un peu de moi...


dimanche 22 janvier 2012

L’écrire avant de l’oublier...


Depuis le début de cette année 2012, je prends le métro plusieurs fois par semaine alors que je ne le faisais plus depuis longtemps. Du coup, ça fait maintenant trois semaines que je retombe systématiquement sur le même spot qui passe en boucle sur les écrans du canal de télévision interne du métro de Barcelone. Dans toutes les rames, sur toutes les lignes que j’ai empruntées et dans tous les couloirs de toutes les stations par lesquelles j’ai transité. Je me suis d’abord demandé si c’était lié au temps relativement faible que j’y passais : jamais plus de quatre ou cinq stations. Pas le temps de voir plus que quelques minutes d’affilée. Et puis je me suis rendu compte que c’était exactement le contraire. Si je ne suis exposé aux programmes que peu de temps et que je vois toujours la même chose, c’est qu’il n’y a vraiment pas un gros volume de programmes émis. C’est statistique. Autrement dit, ce que je vois tourne en boucle toute la journée. Jusqu’à plus soif. Jusqu’à la nausée. Le premier réflexe c’est de me dire « ceux qui passent beaucoup de temps dans le métro – disons chaque jour, matin et soir, à l’aller et au retour – ingurgitent quatre minutes de contenu environ vingt fois par jour en moyenne… ». C’est pas mal. Comme disait feu Bobby Lapointe « c’est peu, ce n’est pas trop ». Qu’il repose en paix. Si on le compare au volume de publicités et à la dose qu’on reçoit  par l’exposition télévisée hors métro, ça n’est pas énorme, bien sûr. Mais en fait, si, avec ou sans comparaisons, c’est beaucoup.
Si on pense pratiquement à l’investissement que ça représente, c’est même considérable. Il faut d’abord équiper de moniteurs toutes les rames, tous les couloirs et tous les quais. De moniteurs qui sont des appareils électroniques, avec des fils, des composants, plein de trucs qui ont un coût. Coût auquel s’ajoute celui de toute l’installation de tous ces moniteurs, avec tous ces fils. Tous ces câbles électriques et ces câbles de connectique qui courent dans toutes ces gaines le long de tous ces couloirs. De moniteurs qui consomment de l’énergie, toute la journée. De moniteurs qui fonctionnent. Donc qu’il faut entretenir, réparer et remplacer. Ce qui signifie encore des agents qualifiés qui travaillent en dehors des heures d’affluence du métro, afin de ne pas perturber le service. De moniteurs exposés au vandalisme – cet argument va plaire, je le sens – et donc susceptibles de se détériorer d’autant plus vite que la pauvreté des programmes aura tendance à exaspérer les usagers. Je ne parle même pas de la régie et de l’équipement ultra-lourd qui permet de faire tourner tout ça. Mais ça n’est encore que la partie émergée de l’iceberg ! Parce qu’il faut évidemment y ajouter les quantités d’argent exorbitantes que représentent les contenus, pour aussi pauvres et maigres et tristes qu’ils soient, qui tournent en boucle toute la journée. En boucle si courte que je tombe sur la même séquence chaque fois que j’entre dans le métro.
Ces contenus, ce sont d’abord des créatifs qui pensent du contenu, puis des commerciaux qui en analysent précisément la nature. Ce sont ensuite des créatifs qui modifient et adaptent ce contenu jusqu’à ce que les commerciaux soient satisfaits. Et à chaque fois, ce sont des musiciens, des ingénieurs du son, des cameramen, des scénaristes, des photographes et toutes ces dizaines de personnes sur les plateaux dont je ne connais ni la fonction ni le titre. Et des responsables de plateau et de casting ; bien sûr des comédien(ne)s et des équipes de maquillage et de coiffure ; des designers graphiques et costumiers, des perchistes et des éclairagistes ; et tous ceux que je ne cite pas, qu’ils me pardonnent : ce n’est pas un défaut de reconnaissance de l’importance de leur contribution, ce n’est pas non plus l’expression sournoise et arbitraire de quelque hiérarchie imaginaire. Ce n’est que mon ignorance absolue de comment on fait un spot et qui y participe… J’ai bien une vague idée du what it takes pour faire un jingle de vingt secondes, je l’extrapole à une séquence pensée, produite, filmée, éditée, montée et toutes ces choses qu’il faut y faire encore, que font tout autant de gens dont c’est le métier. Et il faut encore payer tous les assistants qui assistent tous ces gens. À la fin, on obtient des minutes de programme qui se répètent en boucle dans les rames et les couloirs du métro ou dans des chaînes de prêt-à-porter… et je me pose une question : c’est rentable, vraiment ? Ça fait gagner de l’argent à ceux qui paient pour l’avoir ?
Bien sûr il y a ces articles et reportages effarants qui disent que la promotion d’un produit coûte aujourd’hui dix fois plus d’argent que sa fabrication. Autrement dit plus de 90% du prix de revient d’une bouteille de Coca-Cola ou d’une chaussure de sport Nike sert à payer la promotion qui la fera vendre, contre un peu moins de 10% pour les fabriquer. En d’autres termes, ce qu’on met dedans, ce dans quoi on le met et celui qu’on paye pour mettre le contenu dans le contenant : tout ça représente moins d’un dixième de ce que coûte tout ce qu’on raconte à son sujet. Je me dis alors que pour ceux qui vendent et achètent de la publicité, le serpent se mort méchamment la queue. Si vendre mon produit me coûte dix fois plus cher que le produire, et si celui qui me vend la publicité qui fera vendre mon produit dépense dix fois plus à me la vendre qu’à la faire, alors mon produit vaut le dixième du dixième du spot publicitaire qui le fait vendre. Autrement dit, le spot publicitaire qui fait vendre mon produit est cent fois plus cher que mon produit. Jusqu’ici le calcul se tient, non ? Du coup, l’image que je paye pour acquérir - c'est-à-dire que j’achète pour ainsi la voir associée à mon produit – est beaucoup plus précieuse que celui-ci, évidemment. C’est tout sauf une découverte… Et pousser ça juste un peu plus loin, c’est assumer en fin de compte que l’intérêt et l’attention consacrés à ce qui se vend n’ont plus de raison d’être. Bienvenus dans le monde de l’emballage. Jetez le riz, mangez le bol. Et bon appétit…
Arrivé à ce stade, je me demande qui regarde, dans le métro, ce programme qui tourne en boucle sur les télévisions embarquées dans les rames et suspendues dans les couloirs ou sur les quais ? Quand tout le monde est de toutes façons irrémédiablement rivé à son iPhone, son iPod, son ipad ou pour les plus attardés – dont je fais partie, naturellement – à son téléphone portable à clapet et à son livre de poche. On est endormi ou fatigué, ou au contraire nerveux ou préoccupé. On est pressé et en retard, pas disponible ni concentré. On aimerait être déjà arrivé. Très peu de gens sont dans le métro par plaisir. À tous les sens du terme. Et très peu de gens sont disposés à prendre le risque de croiser le regard de quelqu’un. Regarder ses pieds ou son petit écran privatif est beaucoup plus sûr. On n’est rarement très réceptifs dans le métro, il me semble. Et peu enclins à se concentrer sur un message venant du dehors ; de quelque nature qu’il soit. Le temps d’attention et l’acuité de l’écoute doivent être émoussés. Du coup, je me dis : au prix que ça coûte, personne ne le regarde ! En plus, ce n’est pas seulement que c’est très cher. C’est aussi et surtout très court. Et en fait, tout le secret est là ; le vrai coup de génie : c’est très court. C’est précisément la raison pour laquelle c’est si cher, parce que c’est hyper concentré. Tout le message passe en très peu de temps. Et ça représente une somme de travail, un savoir-faire colossal, de faire rentrer tout le boniment nécessaire pour vendre un mauvais produit dans un spot ultra-court diffusé en boucle dans un espace public. Cent fois plus cher que de faire le produit, on l’a déjà calculé. Ce facteur cent, c’est le prix pour compenser un mauvais processus de fabrication. Du coup, si l’on consacrait seulement un dixième du prix de la publicité à améliorer le produit, on obtiendrait déjà un produit dix fois meilleur et on n’aurait probablement plus besoin de publicité pour le vendre. On réduirait donc en théorie le coût final du produit de 90%. À ce stade, mon calcul est devenu fumeux et j’en ai conscience. Si je voulais vendre cette théorie, je devrais y mettre le prix. Heureusement, je la donne gracieusement à qui veut la lire…
Puis je me dis que les gens dans le métro sont en fait dans un état de profonde vulnérabilité. Ils ne se méfient pas. Ils ont la garde basse et le pore, béant. Ils sont, plus que vulnérables, perméables. Même sans y prêter attention, même sans en être conscients, le son et l’image doivent les pénétrer et les imprégner jusqu’à la moelle. On a dû étudier ça minutieusement, le modéliser, le chiffrer et le quantifier. Le décrire avec précision. Un psychologue, un jour, aura déposé fièrement sur un bureau haut placé un rapport complet sur la « réceptivité accrue et le potentiel sensible de perception subconsciente chez le sujet sain fatigué et affaibli dans les transports en commun». Si ce n’est pas une thèse de doctorat ou un brillant mémoire de recherche devenu ouvrage de référence. Au fond, c’est aussi simple que triste : la clef est toujours à chercher au même endroit, suspendue au même clou. Toujours. DE quoi qu’il s’agisse. De quoi que l’on parle : si l’on s’est donné la peine de le faire, c’est que c’est rentable. Ne pas aller chercher plus loin. Si l’on s’est donnée la peine de mettre des écrans qui diffusent en boucle un programme de télévision propre dans des lieux comme le métro, les chaînes de magasins de fringue ou tous les autres endroits où ça se fait également sans que j’en aie simplement conscience – parce que je les évite ou qu’ils ne font absolument pas partie de ma vie quotidienne – et pourtant il vit à Barcelone, dira-t-on, ou pas – combien y en a-t-il ? y en a-t-il seulement qui continuent à prospérer sans un canal de télévision interne ? en 2012 ? Si on s’est donné la peine de le faire, donc, c’est que ça fonctionne. Comprenez : que ça rapporte de l’argent à ceux qui voulaient en gagner. Je ne sais pas si ça a un nom officiel. « Marketing » me parait assez adéquat. Pour ma part, en biologiste studieux et obéissant, je l’appellerai du Darwinisme de marché. La sélection naturelle passée au moule de la société de consommation : si ça existe c’est que ça fait vendre ! Dans tous les secteurs, on fait pareil. On étudie tout ça, on sonde, on audite, on observe et on analyse. On décrypte, modélise, décrit, prédit et on extrapole.

On traduit la réalité en faits.
On traduit les faits en données.
On traduits les données en chiffres.
On traduits les chiffres en statistiques.
On traduits les statistiques en courbes et graphiques.
On traduits les courbes et graphiques en vérités et en lois.
Avec toutes ces vérités et ces lois répétées en boucle, on fait la réalité.

         Mais ce n’est pas du tout ce dont je voulais parler… Au bout du compte, je me suis pas mal éloigné de mon intention initiale. Ça m’arrive très fréquemment et pour ça j’ai pris l’habitude de noter quelque part ce dont j’avais l’intention de parler avant de commencer à écrire. L’écrire avant de l’oublier. Ça vient de là. Ce n’est pas ma mémoire qui me trahit. Ce sont les digressions qui ne me laissent pas suivre le cap que je m’étais fixé. Comme les courants en mer, qui font dériver les bateaux. L’écriture à la dérive: j’aime bien cette image.
Enfin, je l’ai noté dans un bout de carnet, avant de l’oublier. La prochaine fois je parlerai de ce spot diffusé en boucle dans le métro à Barcelone, qui m’exaspère et me donne envie de hurler. « Hurler ? Encore ? » diront certains…

Barcelona, 20 janvier 2012